Guettant l'éclipse de lune, j'ai cru voir que c'était elle qui m'attendait, au détour d'une insomnie.

J'ai composé un haïku pour immortaliser ce qui n'avait pas besoin de l'être, je l'ai posté sur internet, car tout voyage désormais par satellite et câbles sous marins, ouvrant d'irréversibles instantanés à l'autre bout du monde.
 
nuit de lune rousse
ah je ne dors que d'un œil
pour la regarder!

Ce qu'on n'a pas fini de digérer, trainant  au bord du cœur,  déjà se déverse  au loin. Tout s'écrit dans une ère  sans encre, presque par télépathie, c'est la grande communion des êtres dans l'absence. En définitive, on ne photographie que son amnésie...

Ainsi donc, ayant volé hier matin au dessus du col de la Forclaz, dès le retour je me suis empressée de mettre en ligne ce rêve d' Icare enfin réalisé. Les images brutes de ce que moi-même je n' avais pu voir et que la caméra avait captées: mon corps trop habillé incarcéré dans un lourd harnachement comme dans un cocon de soie épaisse, accroché au moniteur, sanglé aux ailes de nylon suspendues au dessus du vide.  La légèreté artificielle nécessite un poids. A la fin, j'ai enlevé le casque qui me gênait. Un envol pareil ne devrait se faire que vêtu des plumes, s'il  en reste, d' anciens voyages.

Tout là -haut c'est le ciel qui s'est rappelé de moi, c'est  l'air qui m'a reconnue, palpée et adoptée. Le soleil a retrouvé une fille prodigue et l'eau du lac tout en dessous a aimanté notre vol comme une mère rappelle en son sein ses enfants égarés.

Ce voyage dans les airs n' a pas eu lieu: nous avons eu lieu.  Cet évènement nous a donné , l'espace d'un instant, un corps. Le temps d'un corps, un espace.

toute la montagne
à la surface de l'eau
remplace le ciel

Presque instantanément Kuljeet en Inde et Frédéric au Mexique ont eu vent de cette brise , y répondant en écho. Fulgurante communication d'oiseaux par relais interposés autour du globe. Une centaine de signes émanant de partout ont suivi, tressant un réseau d'ondes, réversibles en mots qui ont caressé ma rétine, pénétré mon cerveau. Miracle du virtuel.

 J'ai passé le reste de la journée à méditer, priant en silence: ô " vieja que sabe", grand-mère de mes dedans, dis moi où se trouve le monde, car m'éloignant de la terre je m'en suis rapprochée, et touchant au ciel, je m'en suis éloignée. L'oiseau désorienté se noie dans le bleu irréversible de son chant, et le poids d'une âme s'engouffre dans cette légèreté ainsi acquise.

Nul n'a répondu que le silence. Je ne sais lequel: tout s''est déjà envolé...©

1 octobre 2015 © Hélène PHUNG  -Haïbun-

Rivières" Publié dans " PLOC" N° 61, sous la direction de Olivier WALTER

La rivière de mon enfance s’appelait l’Oron.
Nom magique : j’y voyais le O et le rond, j’entendais toute la rondeur des eaux, y compris celle de la toute première dans laquelle j’avais baigné et dont il me restait à n’en pas douter des ouïes fines, quelques écailles dorées sous la peau du ventre et d’incommensurables soifs …

Dans la goutte d’eau
Se concentre la rondeur
Tout un océan

D’ailleurs dans le potager, on pouvait trouver, matérialisé, ce cercle parfait, d’un mètre et quelques de diamètre, rempli d’eau cristalline : l’œil du jardin dans lequel mon père allait puiser à l’arrosoir de quoi drainer les carrés de légumes qui finiraient en soupe aqueuse dans nos estomacs qui ne manquaient pas de gargouiller en cas de faim, comme quoi le cycle des eaux n’en finissait pas.
Cercle magique d’une verdeur à aimanter les libellules les après -midi d’été, à capturer la lune et les étoiles et jusqu’à notre image lorsqu’on se penchait au-dessus. Bien des fois j’ai eu la tentation d’y plonger afin de m’y rejoindre : gare aux appels lancinants des eaux dormantes et laiteuses qui troublent le sommeil des nourrices et des jeunes rêveuses ayant gardé sous leurs paupières l’image troublante des iris. De celles qui n’ont pas coupé le cordon et voudraient remonter à contre- courant le temps béni des frais et des truites vives, afin de retrouver la source, ce lieu maternel où s’abreuver du silence d’avant les grandes eaux…

le bleu des iris
contamine l’eau des sources
mon regard noyé

Heureusement, je fus sauvée par la rivière.
L’Oron s’écoulait à travers les champs de la Valloire, bruyante et bondissante.
N’y va pas me disait la mère, tu pourrais y rester ! Comme si les eaux courantes étaient d’un plus grand danger que les eaux troubles sous roches dormantes.
Mais à chaque fois que l’occasion m’en était offerte, j’y courais. Je bondissais avec elle. Je la suivais dans ses remous et ses méandres, tantôt la longeant, tantôt la remontant pieds- nus, chaussures à la main. Parfois je m’arrêtais pour la regarder du bord comme si j’étais un peuplier, ou bien debout sur le pont. J’avais alors l’impression que c’était moi qui reculais, que la terre entière allait à reculons devant la rivière immobile. J’ai gardé un souvenir aigu de cette toute première ivresse.
Un vertige qui me laissait suspendue entre deux eaux : la fuyante et l’autre, l’insidieuse, celle qui reste sournoisement dans les corps et les jardins jusqu’aux envies de noyade.

J’ai choisi la plus téméraire des deux, celle qui s’évade en chantant, celle qu’aucun cercle ne saurait jamais contenir, car elle est voyage avant même que d’être eau. Tant de fois j’ai plongé dans ses plongeons, tourbillonné dans ses tourbillons, couru dans ses courants. A force d’y nager je m’y suis dissoute ;allongée sur le dos, les yeux perdus dans les gris du ciel où tout d’ici-bas se reflète, les cheveux comme herbes déliées, claires ou vaseuses par endroit, flottant au gré des incessants remous, cuisses et entrejambes frappées, noyées, reins en rondes turbulences. Mais toujours d’elle je suis revenue.
Toujours m’ayant lavée et emportée, la rivière me rendait à moi-même jusqu’à ce que je retrouve le doux sursaut de la verticalité.

debout sur la rive
entre les jambes les eaux
en amont du monde

En fin d’après- midi je rentrais ivre, épuisée mais fraîche, avec le levain d’une énergie nouvelle dans le bas ventre.
Mon père allait puiser au bassin ; tandis que ma mère achevait sa lessive. Elle ne disait rien mais savait bien d’où je revenais, car entre les mères et les filles il y a un courant qui passe, venu de si loin.

Hélène Phung ©" Rivières" 2015

 

Voyage et jardin sont incompatibles.
Tout le mois de mai nous avons fui vers les côtes tyrrhéniennes gorgées de soleil, abandonnant le froid hiver qui m’avait arraché mon fils. Je sais que tandis que je lavais mon corps au chant des églises et des eaux pierreuses des côtes sardes , sa tombe se couvrait d’herbes folles, le jardin, de ronces ...et de semis sauvages d’acacias.
Je n’ai pas trouvé sur mon chemin assez d’espace pour noyer le surplus de vie que je découvrais soudain dans l’absence. Ni assez de temps pour dénombrer ce vide. Mais lorsque nous sommes revenus, j’ai mesuré tout cela d’un coup, à la quantité de végétation qui encombrait tout, jusqu’au chemin grimpant vers la maison.
Cet après midi, ayant enfin décidé de désherber, c’est vers le petit bassin complètement enseveli que je me suis d’abord tournée.
Mare artificielle : royaume sans fond des grenouilles chanteuses, trou d’eau dans la mémoire obscure du jardin, semblable à un cratère de météorite oublié, c’est grâce à l'aimantation sonore que je l’ai retrouvé.

Au fond du trou d’eau
La chanson verte des herbes~
Plus une grenouille

Au fur et à mesure que j’arrachais chardons, ronces et folles herbes, la légèreté aquatique avec son reflet de ciel est lentement revenue. Les libellules comme aimantées par ce fluide ont accouru, apportant de l’air à l’air. Et le Bouddha a fini par apparaître, que j’avais presque oublié.
C’est ce « presque » qui m’a fait chanceler un moment.
Car bien évidemment tout cela avait été à demi emporté dans mes bagages, jusqu’au souvenir de ce semblant de sourire figé dans la masse grise du visage de pierre, détail flottant, vertigineux à peu près de mon indécise mémoire.
Tout est revenu d’un coup, tandis que mes doigts se blessaient à la dureté tranchante des herbes, d’abord le souvenir du cerisier qui aurait dû être planté là : une cagnotte avait été rapidement organisée par mes amis haïjins afin d’acquérir l’arbre à ériger au pied du Bouddha, en souvenir du fils disparu.


Nous étions alors en janvier, j’avais immédiatement songé à « Jiu-Roku-Zakura » , la légende japonaise du cerisier qui ne fleurit qu’une fois dans l’année, très exactement au seizième jour du premier mois lunaire, au temps du plus grand froid, parce- qu’un samouraï lui avait fait don de sa vie, mais dans la dure réalité d’un monde où même les herbes vous déchirent, rien ne se plante dans le gel ni la neige. On avait donc attendu et, le temps passant, ce détail avait été oublié.
Désormais il faudra attendre jusqu'au printemps suivant, doigts et cœur en partie cicatrisés, que la beauté du cerisier surgisse au milieu des libellules et des grenouilles de Bashô...

Cerisier en fleurs
Une seule fois par an
Pour l’éternité

Je me suis aussi rappelé qu’à sa naissance, avec ses yeux bridés toujours fermés, son petit ventre rebondi et ses joues gonflées, mon fils ressemblait à un sage en méditation. Longtemps on l’a appelé ainsi : le Petit Bouddha.
Dans sa maladie, il est devenu un Bouddha émacié qui a toujours préservé son énigmatique demi- sourire . Plus tard, gardant pour toujours les yeux clos , cette lueur intérieure du regard tourné au dedans semblait ne l’avoir pas quitté.

silence d'oiseau
au milieu du grand sommeil~
Bouddha éternue

Ayant fini de désherber le tour du bassin, j’y ai enterré les plantes grasses que nous avions ramenées de Sardaigne et qui cet été donneront peut-être des fleurs roses et mauves. Désormais je me sens à la surface de tout : des bassins et des sourires, des regards d’eau et de pierre, de la terre que je sais immensément profonde, et de moi-même.

Je suis vivante, bientôt nous ferons encore un presque voyage.

© H PHUNG « Carnets sans voyage » 20 Juin 2015